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Le silence des pierres de la honte by Gildas de la Monneraye
Texte par Christophe SAND, HDR - Conservateur en Chef hors classe, Archéologue du gouvernement de la Nouvelle-Calédonie, En accueil scientifique au centre IRD de Nouméa - UMR SENS, Médaille de Bronze du CNRS, Président d'ICOMOS Pasifika. Dans le parler calédonien, les condamnés aux travaux forcés envoyés purger leur peine à « La Nouvelle », ont longtemps porté le surnom de « chapeaux de paille ». Cet attribut végétal sensé les protéger du soleil autant que de la pluie dans leurs activités quotidiennes harassantes à déplacer des matériaux, à piocher à la mine ou à ériger des ponts, permettait de stigmatiser visuellement ces bagnards transportés ou relégués. Leurs frères de malheur, condamnés politiques exilés, avaient droit à plus de considération, en n'étant pas astreints à la tenue réglementaire et en étant autorisés à porter la barbe, signe ténu d'un restant de liberté. Entre 1864 et 1897, près de 30 000 hommes et femmes ont été envoyés au bout de la terre pour y purger leur peine. La grande majorité des communards exilés a été autorisé à rentrer en France à la faveur d'une amnistie en 1880, les kabyles condamnés à la suite de l'insurrection d'El Mokrani ont quitté « Caledoun » un à un au cours des deux décennies suivantes. Mais pour les transportés et les relégués qui avaient survécu aux violences de la réclusion, « astreints à la résidence perpétuelle », la vie aura rarement été facile, forcés à s'enraciner en terre kanak dans un contexte marqué le plus souvent par une misère quotidienne doublée d'une violence de classe. Nombreux parmi les survivants ont pourtant fait souche et eu une descendance, se mariant ou vivant un temps avec des femmes kanak, océaniennes, asiatiques, des filles de condamnés, ou des femmes elles-mêmes condamnées, ayant accepté de quitter les prisons françaises pour refaire leur vie avec un bagnard, sous le contrôle de l'administration pénitentiaire et le regard moralisateur des S'urs de St Joseph de Cluny. Mais dans leurs conditions d'existence précaire et porteurs du poids de leur passé inavouable, que pouvaient-ils bien transmettre comme histoire à leurs enfants et petits-enfants, à part leur silence ? Le pays calédonien s'est ainsi construit sur ce que l'historien calédonien L.J. Barbançon a nommé le « non-dit », pour enfouir la honte des origines bagnardes dans un vide mémoriel, qui ne retrouve qu'aujourd'hui la place centrale qui est la sienne dans l'histoire du pays calédonien. Le fil de l'histoire ne va jamais en arrière. Le temps avance inexorablement et toute tentative de l'arrêter se heurte à la force de l'oubli. La seule chose qui maintienne le passé vivant, est la volonté des hommes de sauvegarder des morceaux de souvenirs. Les océaniens, habitués depuis des millénaires à la puissance destructrice de la nature, ont fait le choix de privilégier la mémoire immatérielle : les mythes et récits, les chants et danses, les généalogies et les toponymes. D'autres cultures, fondées sur l'écriture, ont construit leurs identités sur les archives et les traces matérielles. Le passé occidental et asiatique existe à travers les monuments bâtis par les ancêtres, même s'il n'en reste plus que des ruines, il se construit sur une chronologie divisée en dates, il s'écrit grâce aux textes, aux dessins et aux autres supports illustratifs conservés et reproduits génération après génération depuis plus de 2000 ans, il se détaille enfin grâce à l'étude des restes matériels enfouis dans le sol au cours des siècles. Pour effacer une part d'histoire, il suffit alors de faire disparaître les traces matérielles qui témoignent de son existence.
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